Messieurs,
Vous êtes à la tête d’une organisation glorieuse et chère au cœur de tout tunisien. Nos parents et grands parents ont milité dans les rangs de l’UGTT aux côtés du grand Farhat Hached et cette organisation a joué un rôle majeur pour nous libérer du colonisateur Français. Elle a également été aux avants postes dans la construction de la société Tunisienne avec des acquis dont nous sommes fiers et que de nombreux pays nous envient.
Après des années de combat contre un pouvoir omnipotent, l’UGTT s’est trouvée muselée et dans l’impossibilité de jouer le rôle qui lui incombe et qui est indispensable à notre société.
La révolution que nous venons de gagner, ensemble, chômeurs, ouvriers, paysans, cadres et patrons, ruraux et citadins, vieux et jeunes, vous offre une occasion historique pour redonner à l’UGTT ses lettres de noblesses et l’insérer dans la construction de notre avenir commun, celui d’une société moderne, ouverte, démocratique et libre.
Au lieu de cela, vous êtes en train de gâcher cette occasion en cédant aux vieux réflexes d’antan. De la même manière que le pouvoir qui était en place n’avait pas pris la mesure du changement de la société, nous avons l’impression que l’UGTT non plus, n’a malheureusement pas pris la mesure du changement. Vous vous situez toujours dans un modèle de conflit des classes, les ouvriers contre les patrons, les pauvres contre les riches. Au lieu de jouer vôtre rôle d’interlocuteur responsable, vous n’avez à proposer que des revendications, qui, tout en étant légitimes, auraient mérité un autre traitement et un autre timing. Vous être en train d’entraîner le pays vers la gabegie. Alors permettez nous à nous aussi, de parler :
Premièrement, nous nous permettrons de vous rappeler votre position du 13 Janvier 2011. Nous reprenons ici intégralement l’article paru dans le journal La Presse du 14 Janvier 2011 :
Le Président Zine El Abidine Ben Ali a reçu, mercredi après-midi, M. Abdessalem Jrad, secrétaire général de l'Union générale tunisienne de travail (Ugtt), qui a fait, à l'issue de cette rencontre, la déclaration suivante :
"J'ai eu l'honneur de rencontrer le Chef de l'Etat et ce fut une occasion pour un très important entretien au cours duquel nous avons abordé la situation douloureuse dans certaines régions du pays, ainsi que des idées et des propositions de l'Ugtt. J'ai trouvé auprès du Président de la République une vision profonde des principaux problèmes et de leurs causes et une volonté de les résoudre".
Après avoir affirmé la satisfaction de l'organisation des travailleurs de la décision du Chef de l'Etat d'élargir les personnes arrêtées, M. Jrad a ajouté : "Autant l'Union exprime sa douleur pour les victimes, autant elle rejette toute forme de violence et toute atteinte aux biens publics et privés et aux acquis du pays. J'ai fait part au Président de la République de notre appui à la constitution d'une commission d'enquête sur les dépassements et d'une autre commission pour l'examen des affaires de corruption et des erreurs commises par certains responsables".
Le secrétaire général de l'Ugtt a, au nom de l'Union, a réaffirmé l'impératif de sortir de cette situation difficile et délicate, pour un retour à la normale, de manière à permettre à toutes les parties de se consacrer à la mise en œuvre des mesures décidées par le Chef de l'Etat, notamment celles portant sur l'emploi et l'encadrement des chômeurs et ceux qui ont perdu leur emploi, et ce, à travers les mécanismes appropriés qui seront examinés.
M. Jrad a indiqué, en conclusion, "J'ai trouvé auprès du Chef de l'Etat toute la considération pour les travailleurs et pour leur organisation ainsi que toute l'attention à cette catégorie et aux personnes nécessiteuses".
Le Chef de l'Etat a affirmé qu'il donnera ses instructions pour inviter des représentants de l'Ugtt aux conseils régionaux et locaux à contribuer à l'effort national de développement et d'emploi.
Notre première remarque est que vous aviez accepté, à cette date, le maintien de Ben Ali au pouvoir en contrepartie de la création des commissions d’enquête et la mise en œuvre des mesures décidées peu auparavant par Ben Ali. Vous aviez également affirmé la nécessité de sortir de la crise pour un retour à la normale pour permettre à toutes les parties concernées, de mettre en œuvre les dites mesures. Permettez nous donc de nous étonner de la position actuelle de l’UGTT qui n’accepte pas un gouvernement, pourtant d’Union Nationale (sans Ben Ali), qui a déjà commencé à mettre en œuvre plusieurs des mesures décidées et qui a accompli en une semaine un travail qui nous aurait pris dix ans il n’y a pas si longtemps.
Deuxièmement, nous nous permettons d’attirer votre attention sur des faits GRAVISSIMES qui se sont déroulés en plusieurs endroits le 24 Janvier 2011, jour de grève des enseignants : certains d’entre eux, qui souhaitaient assurer leurs cours se sont vus empêchés de le faire par leurs collègues grévistes qui leur ont interdit l’accès aux établissements. Il s’agit là d’une entorse très grave aux libertés individuelles et je vous rappelle que si personne ne conteste le droit de grève, le droit de travailler est encore moins contestable. J’espère que l’UGTT, si prompte à demander des commissions d’enquête contre les dépassements de l’ancien régime, saura balayer devant sa porte et prendra les mesures adéquates contre les personnes coupables de ce genre d’agissements. Il en va de sa crédibilité et de la noblesse de son action.
Troisièmement, les slogans qui sont repris par des manifestants menés par des membres de l’UGTT (les porte-voie sont marqués UGTT) affirment que « Le peuple veut la chute du gouvernement – Icha3b youridou is9at Al houkouma ». Je me permets de vous dire que vous n’êtes pas le peuple, mais que vous représenter une frange de ce dernier. Alors vous pouvez affirmer que « l’UGTT veut la chute du gouvernement » mais en aucun cas que c’est le Peuple. Et nous sommes nombreux, parmi les travailleurs, à vouloir donner une chance à ce gouvernement de transition, même s’il est imparfait.
Quatrièmement, nous vous rappelons que l’UGTT est une organisation syndicale et non un parti politique. A ce titre, elle représente des centaines de milliers de travailleurs, sans distinction quand à leurs préférences politiques. Il peut y en avoir d’extrême gauche, de gauche, de droite, des islamistes, voire même du RCD. Nous avons peine à croire que, dans toute cette variété, toutes ces composantes aient pour seul mot d’ordre commun la chute du gouvernement. Alors que nous avions déjà eu du mal à comprendre comment l’UGTT pouvait participer au gouvernement ou démissionner de ce dernier, nous comprenons encore moins comment une organisation syndicale appelle à la chute d’un gouvernement. Si c’est ce que vous souhaitez, alors transformez l’UGTT en parti politique, recompter alors vos adhérents, et, à ce moment seulement vous pourrez exprimer une telle revendication.
Cinquièmement, les braves qui ont initié ce mouvement, que ce soit en 2008 dans le bassin minier de Gafsa et Redeyef ou en 2010-2011 dans les régions de Sidi-Bouzid, de Kasserine, puis dans toutes les régions de la républiques, ne revendiquaient au départ, ni le droit de faire grève, ni des augmentations de salaires, mais revendiquaient avant tout le droit au travail et à une vie digne. Il est difficile d’obtenir une augmentation de salaire ou de faire grève quand on est chômeur ! Certes la dignité passe par un niveau de vie respectable. Oui le coût de la vie a considérablement augmenté, oui les salaires en Tunisie demeurent globalement trop bas pour permettre aux gens honnêtes de s’en sortir. Et encore oui, les gens ont raison d’exprimer des revendications sur tout cela, mais aussi sur la précarité de l’emploi, sur l’égalité des chances, sur le fait que des régions entières ont été laissées en marge du développement économique du reste du pays, sur l’absence de libertés. Tout cela est vrai. Mais ce n’est pas en bloquant les efforts de normalisation de l’activité sociale et économique que vous redonnerez confiance aux gens, ni que vous encouragerez les employeurs à recruter ou à aller s’installer dans les régions défavorisées.
La manière dont l’UGTT est en train d’exploiter une révolution qu’elle n’a pas conduite, mais qui émane du peuple me parait tout bonnement honteuse et indigne de cette grande maison. Aussi nous ne lui ferons pas l’injure de lui faire porter la responsabilité de cet opportunisme malsain, mais nous ferons porter cette responsabilité aux responsables que vous êtes.
La critique est une chance pour qui sait l’entendre. Car elle enrichit le débat et nous évite des erreurs. Mais toujours faut-il qu’elle comporte des propositions. Or nous n’avons entendu à ce jour que des slogans de déstabilisation, que des revendications, qu’une violence verbale et une violence physique lorsque vous empêchez les personnes qui n’adhèrent pas à vos appels à la grève d’aller travailler. Aucune proposition, aucun projet ne semble guider votre action, si ce n’est de dire systématiquement « non ».
Alors aujourd’hui, c’est nous qui vous disons NON. C’est nous qui vous disons cela est assez. C’est nous qui vous disons que nous ne tolérerons plus d’être les otages de gens irresponsables qui ne proposent que l’anarchie et le chaos et qui se sont coupés de leurs bases.
Nous ne vous ferons pas le plaisir d’affirmer que chaque jour qui passe, notre pays s’enfonce un peu plus dans le chaos. Cela n’est pas vrai. Malgré tous vos efforts pour semer ce chaos, beaucoup de gens se rendent à leur travail normalement. Dans certaines écoles, les classes ont ouvert, malgré les piquets de grève et nous leur rendons hommage pour cela. Les travailleurs, de la même manière qu’ils se sont mobilisés d’une manière admirable et qui force le respect pour défendre leurs entreprises contre les pilleurs, se mobilisent aujourd’hui pour que le travail continue et que la vie reprenne ses droits. Les magasins sont ouverts, les étalages débordent et les embouteillages sont réapparus. Mais les chômeurs et la misère et le désespoir demeurent à Sidi-Bouzid, à Kasserine et à Thala. Alors de grâce, laissez nous travailler pour que l’on puisse enfin venir en aide à ces gens à qui nous sommes redevables. Laissez nos enfants aller à l’école pour que la Tunisie conserve ce qu’elle a de plus précieux, l’éducation de ses jeunes.
Vous avez le droit, le devoir, de porter les revendications des travailleurs aux oreilles de la société et de la classe politique. Mais vous avez également le devoir de vous comporter en citoyens responsables et de faire passer l’intérêt national avant tout calcul politique.
Maintenir une mobilisation forte par des manifestations pacifiques est quelque chose que nous comprenons, voire que nous encourageons. Mais prendre en otage l'éducation de nos enfants, nous empêcher d'aller au travail, faire sans cesse monter les enchères et tout exiger tout de suite, ne prouve malheureusement qu’une chose à nos yeux, c’est que vous n’êtes pas encore aptes à assumer les responsabilités qui auraient dues être les vôtres.
La Tunisie, les Tunisiens, L’UGTT et les travailleurs méritent mieux que cela. Alors réveillez vous ! Laissez de côté vos calculs partisans et poussez avec nous dans le sens de la reconstruction du pays : reconstruction de nos institutions pour ancrer de manière définitive la démocratie dans notre système politique; reconstruction sociale pour que les gens apprennent la tolérance, le respect de l'autre, le droit à la différence de point de vue; reconstruction économique, pour que plus jamais un Tunisien ne s'immole par le feu parce qu'il a perdu l'espoir et pour une meilleure répartition des fruits du travail.
Vive la Tunisie, Vive la République.
Zied LAHIANI - Tunis, le 25 Janvier 2011